
La fourchette du Docteur Labbé
- 21 novembre 2019
Au XIXe siècle, certains praticiens de la clinique Saint Jean de Dieu ont réalisé des opérations permettant des avancées majeures dans le domaine de la chirurgie. C’est le cas du Docteur Léon Labbé et de son opération « de la fourchette » en 1876.
Un pari stupide
L’histoire commence un jour de mars 1874. Deux employés du Bon Marché plaisantent à la pause déjeuner, lorsque l’un d’eux s’exclame : « Je te parie que j’avale ma fourchette ! » Le jeune homme avait l’habitude de réaliser ce tour et s’introduit donc la fourchette dans la gorge en la retenant fermement par les pointes avec ses dents. Mais soudain, une plaisanterie de son camarade lui fait lâcher prise et la fourchette lui glisse dans le pharynx. Paniqués, ses amis courent chercher un médecin qui, à l’aide d’une longue pince, tente de la saisir. Mais la douleur provoque chez le patient un mouvement convulsif envoyant la fourchette finir sa course au fond de l’estomac.
La médecine impuissante
Le jeune homme consulte alors le Dr Léon Labbé, qui, malgré l’emploi d’instruments spéciaux ne parvient pas à situer précisément l’intruse. Que faire ? Tenter de l’attirer vers le haut ? Cela exposerait le patient à un risque de perforations. Opérer ? A cette époque, l’antisepsie n’en était encore qu’à ses prémisses et la radio n’existait pas. Réaliser à l’aveugle une opération consistant à ouvrir un organe tel que l’estomac était très risquée compte tenu des connaissances et techniques d’alors. La décision est vite prise : le jeune homme n’éprouvant aucune douleur, mis à part une certaine lourdeur de l’estomac bien compréhensible, il retourne vaquer à ses occupations comme si de rien n’était.
Le « triangle de Labbé »
Cependant, six mois plus tard, des douleurs commencent à apparaître, de plus en plus vives. Après des mois de souffrance, le malheureux se résigne enfin à consulter à nouveau un médecin et se confie aux soins du Dr Léon Labbé. En palpant l’abdomen, celui-ci situe cette fois-ci sans mal les dents de la fourchette pressées contre la paroi de l’estomac et prend la décision d’opérer. Une décision difficile car très risquée, la vie du patient est en jeu. Le courageux médecin la prépare donc avec le plus grand soin, étudiant avec précision la meilleure voie d’accès vers la face antérieure de l’estomac. Par ses recherches approfondies, il définit le fameux « triangle de Labbé », zone de l’estomac qui se trouve en contact avec la paroi abdominale et qui peut être incisée. Il prend également la précaution de faire appel à plusieurs de ses éminents confrères pour l’assister le jour J.
Un chirurgien prudent mais déterminé
L’opération est fixée un dimanche matin à la Maison de Santé des Frères de Saint Jean de Dieu, rue Oudinot. Mais pris d’un doute au moment d’inciser le péritoine, le Dr Labbé décide de renoncer et l’opération est reportée. Il se replonge alors dans ses recherches jusqu’à ce que, 15 jours plus tard, il se sente fin prêt pour une nouvelle tentative.

Ainsi, le dimanche 9 avril 1876, la même équipe se retrouve rue Oudinot, le malade est à nouveau chloroformisé et cette fois-ci, le Dr Labbé ouvre délibérément le péritoine puis la cavité gastrique. Il repère alors le corps étranger et avec la plus grande précaution, l’extrait enfin. Emotion intense dans la salle, l’opération est un succès. La plaie est alors recouverte d’une épaisse couche de collodion pour resserrer les tissus et le patient, généreusement abreuvé de champagne glacé. La fourchette, quant à elle, entièrement noire pour avoir passé plus de deux ans dans l’estomac de son hôte, est fièrement déposée sur le bureau de l’Académie de médecine en guise de preuve de la réussite de l’opération.
Une belle avancée pour la chirurgie
Cette gastrotomie, réalisée en 1876 chez les Frères de Saint Jean de Dieu, représente une avancée considérable, puisqu’elle a permis au Dr Léon Labbé d’établir des règles précises pour ouvrir l’estomac et y retirer des corps étrangers. De plus, elle inspira un autre médecin, le Dr Verneuil, qui utilisa la même méthode trois mois plus tard, pour mettre en place la première fistule gastrique permanente, afin de nourrir un malade directement par l’estomac. Ironie du sort, c’est une fourchette avalée par un patient qui a permis depuis d’en nourrir une multitude d’autres !