Frère Modeste, déporté en Guyane

A 110 km de Cayenne, dans une zone désertique du littoral loin de tout, des dizaines de prêtres français déportés sont morts en 1798 pour avoir refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé. Parmi eux se trouvait un religieux de l’Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Frère Modeste Bernard.

Frère Modeste, originaire de Lille, a rejoint l’Ordre en 1762, à l’âge de 21 ans. Il a reçu sa formation religieuse et hospitalière à l’hôpital de la Charité de Paris avant de prononcer ses vœux en 1764. Jeune profès, il est envoyé à la Charité de Gayette (Allier), un petit hôpital de 12 lits desservis par 6 religieux, puis à l’hôpital de Senlis (Oise). En 1774, il est choisi par le Supérieur général pour être ordonné prêtre : il devient ainsi Père Modeste, aumônier de l’hôpital de Poitiers.

Lorsqu’éclate la Révolution Française, les Frères de Saint Jean de Dieu sont expulsés de tous leurs hôpitaux et contraints à retourner à la vie civile. Le Père Modeste quitte donc l’hôpital mais reste à Poitiers. Logé chez des amis, il continue d’exercer son ministère.

Sur les Pontons de Rochefort

En 1790, tous les prêtres étaient tenus de prêter serment à la Constitution civile du clergé. Le Père Modeste refuse et entre dans la clandestinité. Il ne peut se résoudre à quitter la France. La répression contre les prêtres réfractaires se durcit. Très vite, il est arrêté et conduit à Rochefort où, en 1794, deux bateaux se préparent à partir pour la Guyane.

Il est alors embarqué à bord des Deux Associés, ancien navire négrier où s’entassent 400 déportés. Le bâtiment ne partira jamais pour la Guyane mais restera en rade au large de Rochefort pendant dix mois. Prière et conversation sont interdites ; injures, menaces et brimades de la part de l’équipage font partie du quotidien. La nourriture est infecte et les maladies se développent. Le scorbut et le typhus font des ravages, la mortalité s’accélère et les deux chaloupes-hôpital sont vite saturées. Les malades sont alors transférés sur l’île Madame, où ils sont soignés par les plus compétents et les plus valides des déportés. En bon frère hospitalier, le Père Modeste a probablement proposé son aide et tenté de soulager les maux de ses compagnons.

Ils étaient 829 prêtres déportés à Rochefort, ils ne sont plus que 274 à leur libération dix mois plus tard. Le Père Modeste et les autres survivants sont alors transférés à Saintes. La santé du religieux, sérieusement altérée par ce séjour sur Les Deux Associés, le contraint à séjourner à l’hôpital de Poitiers.

Condamné à la déportation en Guyane

Une nouvelle loi est alors votée en 1797 : les prêtres doivent maintenant signer un serment de haine contre la royauté et de fidélité à la République et à la Constitution. Une nouvelle fois, le Père Modeste refuse. Il est donc conduit devant les tribunaux et jugé. Le verdict tombe : « attendu que l’état de ses infirmités n’est pas tel qu’il puisse exempter de la déportation […] Louis François Joseph Bernard, dit Modeste, prêtre insermenté du ci-devant Ordre hospitalier de la Charité sera déporté et conduit à Rochefort par le premier convoi »[1]. Emprisonné à Rochefort, il est ensuite embarqué sur La Charente, direction la Guyane. Le calvaire recommence.

Départ du navire La Décade vers Cayenne,
gravure parue dans L.A. Pitou, Voyage à Cayenne dans les deux Amériques et chez les anthropophages, Paris, 1807. (Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Paris)

Après l’attaque d’un corsaire anglais, les 193 déportés, âgés et infirmes pour la plupart, sont transférés sur La Décade où ils sont entassés et mal nourris pendant les deux mois de navigation nécessaires à l’époque pour rejoindre Cayenne. Frère Modeste relativise : cet endroit est un palais spacieux comparé aux Deux Associés.

Enterrement d’un prêtre déporté à Counamama, gravure parue dans L.A. Pitou, Voyage à Cayenne dans les deux Amériques et chez les anthropophages, Paris, 1807. (Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Paris)

L’arrivée en Guyane est vécue comme un véritable soulagement. Là, une grande partie des passagers est répartie sur Cayenne et d’autres localités. Le Père Modeste et 81 autres compagnons sont désignés pour gagner Counamama, un camp fabriqué pour eux à la hâte au milieu de nulle part, dépourvu d’eau potable, de nourriture suffisante, de soins hospitaliers et de logement décent. En quelques semaines, presque tous sont malades. La mortalité est telle que le camp ferme au bout de trois mois. Mais pour le Père Modeste, il est déjà trop tard. Deux mois après son arrivée, il est décédé de misère et de peste, le 10 octobre 1798.

Un religieux exemplaire

De retour en France, des survivants racontèrent que « par ses vertus célestes et sa résignation toute surnaturelle, il ne cessa jamais de leur paraître un véritable prédestiné, que tous avaient pour lui une profonde vénération »[2], un autre dira : « Modeste Bernard, prêtre de Saint Jean de Dieu, était d’une piété exemplaire, supportant son sort sans jamais laisser échapper aucune plainte. Il jouissait de l’estime de tout le monde, priait Dieu sans ostentation »[3].

En 1995, 64 prêtres martyrs des pontons de Rochefort en 1794 ont été béatifiés. Pour les déportés de Counamama, la cause n’est pas encore introduite, mais leur souvenir est toujours très présent en Guyane. Ainsi, chaque année au mois d’octobre, le diocèse de Cayenne organise un pèlerinage pour se recueillir sur les lieux où ils ont souffert et prier pour que leur martyr soit un jour reconnu par l’Eglise.


[1] Interrogatoire du 22 janvier 1798 (AD86, L253).

[2] GUILLON, Aimé, les Martyrs de la foi pendant la Révolution Française, Paris, 1821, p. 198

[3] PITON, Louis-Ange, Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages, Tome II, Paris, 1805, p. 124