Le « bouillon d’onze heures », un geste de charité ?

Les expressions et locutions françaises sont un véritable trésor. La recherche de leur origine réserve toujours bien des surprises, comme celle de l’expression « prendre/donner un bouillon d’onze heures ».

« Bon sang de bon sang ! n’allait-on pas aussi, un de ces quatre matins, lui servir un bouillon d’onze heures et l’envoyer brouter les pissenlits par la racine entre les quatre murs de l’enclos des morts ! » ruminait Jourgeot dans Les Rustiques de Louis Pergaud. Cette expression, utilisée ici en 1921, est pourtant bien plus ancienne puisqu’on la retrouve au XVIIIe siècle avec la définition « prendre un bouillon d’onze heures : mourir » ou encore « bouillon d’onze heure : breuvage empoisonné ». Mais d’où vient le bouillon mortel qui a inspiré cette expression ?

Un geste de charité

La distribution des repas à l’hôpital de la Charité de Paris au XVIIe siècle.
(Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Paris)

Paradoxalement, il aurait pour origine un geste de charité pratiqué par les frères de saint Jean de Dieu dans leurs hôpitaux sous l’Ancien Régime, notamment dans celui de la Charité de Paris. A cette époque, chaque patient accueilli était d’abord revêtu de vêtements propres et placé dans un lit, les frères lui prodiguaient tous les soins nécessaires à son état et lui apportaient un repas plusieurs fois par jour. La journée de chaque malade était minutieusement organisée depuis l’heure du lever jusqu’à celle du coucher.

Dans le Recueil des bulles et brefs qui concernent l’Ordre de la Charité en France, publié en 1723, le déroulé d’une journée à l’hôpital est expliqué en détail. On y apprend notamment ce qu’il s’y passait chaque jour à onze heures du soir : « Un religieux reste dans chaque salle depuis huit heures jusqu’à minuit ; il a soin d’être attentif aux besoins des pauvres malades et de donner des bouillons à onze heures à ceux qui sont marqués sur un billet que l’infirmier de chaque salle laisse sur la table, où ce qu’il faut faire à chaque malade est marqué. »

Une attention spéciale pour les plus faibles

Deux frères de saint Jean de Dieu prenant soin d’un malade comme du Christ lui-même.
(Ordre Hospitalier de Saint Jean de Dieu, Paris)

Ces malades signalés par l’infirmier sont les plus faibles. Les frères de Saint Jean de Dieu leur apportaient donc un bouillon supplémentaire à onze heures du soir pour leur redonner des forces avant la nuit, un geste qui témoigne bien de l’attention qu’ils ont toujours eu envers les plus vulnérables, dont ils prennent soin comme s’il s’agissait du Christ lui-même.

Loin de vouloir empoisonner leurs patients, les frères cherchaient plutôt par ce geste à favoriser leur guérison. Malheureusement, malgré ce bouillon supplémentaire, certains malades ne passaient pas la nuit. Ainsi, le bouillon d’onze heures est devenu un signe que le patient n’en avait peut-être plus pour très longtemps. De là à attribuer la mort de celui-ci au mystérieux bouillon donné juste avant de dormir, il n’y a qu’un pas ! Ainsi ce bouillon d’onze heures est devenu dans l’imaginaire collectif synonyme de breuvage empoisonné.

Etrange destin que celui de ce geste d’hospitalité, témoignant pourtant d’une attention toute spéciale envers les plus fragiles, qui a vu sa signification détournée pour devenir une expression au sens radicalement opposé.